« Deux jeunes poissons nagent et croisent le chemin d’un poisson plus âgé qui leur fait un signe de la tête et leur dit, « Salut, les garçons, l’eau est bonne aujourd’hui ? ». Les deux jeunes poissons nagent encore un moment, puis l’un regarde l’autre et fait, « Tu sais ce que c’est, toi, l’eau ? » ». C’est par cette histoire que David Forster Wallace, l’auteur de L’Infinie comédie, débuta son discours donné en 2005 devant un parterre de jeunes diplômés dans une université américaine.
L’eau, c’est évidemment tout ce qui nous entoure et que, par son omniprésence même, on finit par ne plus percevoir : l’affection de nos proches, le jour qui se lève…
L’ eau, un peu à la manière de la musique telle que nous la consommons aujourd’hui : à « portée de clic », elle semble être devenue une sorte de « commodité ». Au même titre que l’électricité, un forfait téléphonique ou l’eau du robinet, justement. On n’achète plus la musique, on la consomme quand on veut, pratiquement sans s’en rendre compte.
Bienvenue dans l’ère liquide
Les plateformes de streaming (« the stream », le courant) nous plongent dans un océan de choix, qui se renouvelle par vagues incessantes, nous ballotent au gré des morceaux, où l’on navigue d’un artiste, d’une époque, d’un continent et d’une humeur à l’autre. Avec la musique qui se répand aussi en trombes sur les réseaux sociaux et en cascades dans un scrolling sans fin sur TikTok provoquant des tsunamis à partir de quelques déhanchements face caméra.
L’ère liquide, c’est un avis de tempête qui bouleverse nos paradigmes d’écoute. C’est d’abord le règne de l’abondance : désormais plus de 100 millions de titres sont disponibles sur simple clic sur Spotify – soit l’équivalent de plus de 600 années d’écoute ininterrompue sans jamais passer le même morceau ! Aujourd’hui, on a calculé qu’affluait par jour dans les tuyaux des streamers autant de nouveaux titres que pour l’année 1984 !
Sa valeur-même a profondément muté. Et qu’il semble loin le temps de « l’ère solide » – que les poissons de moins de 35 ans ne peuvent pas connaître – où régnait une relative disette. L’amateur de musique était alors chasseur-cueilleur dans l’obligation de débourser pour les productions de son groupe préféré chez son disquaire contre un support sous forme solide (disque vinyle, cassette ou CD). On pouvait le voir tourmenté devant le bac à disques : celui-ci ou celui-là ? Car acheter un disque en ces temps-là, c’était surtout renoncer à un ou plusieurs autres tout aussi désirables. Tandis qu’à l’ère liquide, fini les arbitrages déchirants : on a tous désormais dans son smartphone toutes les musiques du monde.
Or l’ère liquide a non seulement transformé notre manière d’écouter la musique, elle a plus radicalement encore bouleversé la façon dont les artistes la produisent et la composent. Être musicien à l’heure du streaming, c’est se retrouver plongé dans un tout nouveau biotope hyperconcurrentiel où « tout coule », où un tsunami de nouveauté chasse l’autre (on parle de 120.000 titres par jour en moyenne sur les plateformes)
Kit de survie
Premier impératif de survie : émerger dans l’océan et le roulis incessant de l’économie de l’attention. Pour cela, les artistes ont de plus en plus recours à une arme fatale : des capsules musicales incisives et entêtantes sorte d’ « hameçons » ou « harpons » musicaux communément connus sous le nom de hook. Et de fait, le format classique couplet-refrain que l’on pensait immuable de la chanson pop (que les spécialistes désignent sous la formule ABABCBB) tend à se dissoudre dans les flux du streaming laissant le champ libre aux hooks. Il n’est pas rare qu’une chanson commence par un hook, se poursuive par un autre hook, et se termine par un autre hook.
L’émergence du hook traduit un changement profond dans la fonction sociale de la musique. Là où le refrain portait une forme d’engagement collectif (le terme « chorus » en anglais signifie « chœur »), le hook, lui, vise à « crocheter » directement l’attention de l’auditeur de plus en plus dur à capter dans l’économie de l’attention.
Un deuxième impératif de survie pour le musicien à l’ère liquide : il ne suffit pas d’être écouté, il faut être réécouté. C’est la loi d’airain de l’économie du streaming : il faut non seulement capter l’attention de l’auditeur bombardé de contenus, mais aussi le capturer au moins 30 secondes (le stream n’étant rémunéré qu’une fois passé ce cap) et, enfin et surtout, le captiver pour qu’il revienne le plus de fois possible.
Car la métrique du streaming est fonction du nombre d’écoutes (et non de l’achat d’un titre). La rémunération par écoute étant epsilonesque (de l’ordre de 0,003 $ à 0,005 $ par stream), ce n’est pas seulement sur le nombre d’auditeurs qu’il faut compter mais sur le nombre d’écoutes per capita. Dans une économie au ruissellement minuscule, l’addiction n’est plus une option, c’est une bouée de sauvetage.
Et enfin, troisième impératif de survie : rester présent sur la vague du streaming où tout glisse dans la mémoire toujours plus volatile des auditeurs submergés. Pour ce faire, Daniel Ek, le boss de Spotify, a la solution : le stakhanovisme musical. « Il n’est plus possible désormais, a-t-il déclaré, d’enregistrer un album une fois tous les trois ou quatre ans en espérant que ce sera assez ». De fait, les artistes pour ne pas se faire oublier de leur public les abreuvent en singles, albums, EP ou remix. Les featurings plus fréquents aussi entre artistes d’univers différents constituent également un bon moyen d’occuper la scène plus longtemps tout en cross-fertilisant leurs fanbases respectives et en assurant une présence dans un nombre plus élevé de playlists. Bref, à l’ère liquide l’artiste doit produire à flux continu et se faire caméléon pour irriguer de sa présence le plus de playlists possible.
Retrouver les chemins de la valeur
Et la valeur de la musique dans tout cela, s’interrogeront certains esprits chagrins face à ce destin liquide ? Et si cette liquéfaction de la musique et cette recherche constante de liquide (de cash) signait un jour prochain sa liquidation ? Celle d’une musique devenue pure commodité, robinets à hooks, chimie sans alchimie, dans un déluge de titres despécifiés. Du surimi à la portée de n’importe quelle IA.
Les nouveaux artistes sont-ils condamnés à devenir des forçats de l’addiction et nous des chiens de Pavlov salivant au moindre hook ? Heureusement face au déterminisme liquide et numérique, la résistance solide et analogique ne désarme pas comme l’atteste la renaissance du vinyle – et aussi plus récemment de la cassette, dit-on -, et la vitalité du live. Pas par nostalgie, mais par désir de reconnexion avec les artistes et la musique hors des connexions numériques.
Peut-être que le pire n’est pas certain, après tout. La preuve par Taylor Swift, Billie Eilish, Harry Styles, The Weeknd, Lana Del Rey, Adele, Angèle ou autres Lil Nas X… Ne montrent-ils pas, chacun à leur manière, que l’on peut se jouer des pièges de l’ère liquide sans se laisser engloutir ?