En règle générale, il y a toujours quelque chose qui nous manque dans la vie. Quelque chose au fond qui nous fait défaut et parfois nous passons toute une vie à essayer de savoir quoi.
On ne peut pas tout avoir.
Ce manque, pour tous le même, difficilement nommable mais facilement repérable est celui-là même qui nous gagne dans le jeu, se noie dans l’alcool, s’injecte dans la drogue, alimente la boulimie, et nous inscrit dans une quête interminable pour trouver une cause ou un objectif à défendre.
En temps de guerre avec soi-même, on collectionne tout, par peur du manque.
On l’entrevoit parfois en pratiquant un sport à outrance, en se livrant à des activités limites, au volant de grosses voitures, et derrière de petits vices cachés… où il se mure aussi. On en devient parfois collectionneur.
La collection frénétique et tous azimuts est aujourd’hui très à la mode. C’est un genre qui complète bon nombre de panoplies et habille les fantasmes les plus fous comme, au sens propre, les plus bêtes. En temps de guerre avec soi-même, on collectionne tout, par peur du manque.
Un manque irraisonné ou réel qui comble les désirs les plus intimes de toute une époque boursoufflée à la surconsommation de soi.
Je n’adhère pas complètement à la thèse freudienne du manque qui créerait le désir. C’est probablement parce qu’il y a déjà un peu de vide en nous à combler, des trous à boucher, du manque à être, que l’homme cherche à colmater par la richesse, la célébrité, l’acquisition d’objets, l’accumulation de savoirs, de partenaires, de médailles et de sensations.
L’éventail des objets « comblants » est infini, orientant chacun dans ses recherches en fonction de sa personnalité. Ces objets de substitution sont là pour « nous achever ». C’est-à-dire en essayant de conjuguer son roman personnel avec le monde dans lequel il est condamné à évoluer. Et on imagine là, avec angoisse, le nombre de trous d’air et de dépressions que cette mise en conformité peut provoquer. Pour la simple et bonne raison que ce qui manque à l’homme semble sans objet.
Accumuler.
On collectionne peut-être et tout simplement par plaisir, par fierté, pour faire un « placement », par amour de l’Histoire et des Arts, par éducation, pour thésauriser ou pour faire œuvre utile. Tous ces collectionneurs n’ont pas la même histoire, la même fièvre, les mêmes besoins… les mêmes tics.
À sa naissance déjà, il se perçoit dans une indistinction parfaite entre lui et sa mère et vit avec elle un état de (con)fusion totale et jouissive. Jusqu’au jour où il découvre qu’elle peut s’absenter, qu’elle n’est plus à sa place et venir à en « manquer ». C’est cela en vérité, l’ambition inavouée de la collection : mettre des objets sur la place vide… Un acte au parfum entêtant à la recherche d’un paradis perdu à jamais perdu, mélange subtil d’inquiétude et de nostalgie.
Le collectionneur retrouverait-il, peut-être, dans chacune de ses acquisitions, le pouvoir de l’objet dit transitionnel ? Mais c’est d’une transition infinie, jamais close, dont il s’agira. Et ça, il ne le sait pas, mais s’en doute.
Éternel insatisfait.
Sa vie durant, ce collectionneur mettra ainsi beaucoup d’objets autour de lui, entre lui et le monde, s’entourera de beaucoup de fétiches et autres gris-gris, pour se protéger du sentiment de jamais se sentir assez «comblé».
Par définition, la collection sera, et pour cause, toujours inévitablement inachevée, le collectionneur un éternel insatisfait dont la quête peut devenir un projet d’accumulation sans fin. Moteur même. Ce système s’auto-alimente.
Il y a une dynamique du manque. Et c’est justement lorsque cette dynamique faiblit que la panique s’installe. D’où la spécificité potentiellement infinie de la collection : elle n’atteint jamais son point de satisfaction ultime.
Mais relativisons un peu tout cela. Nous sommes tous un peu compulsifs ! À des degrés divers, bien sûr. C’est pourquoi le «collectionnisme» n’est ni une maladie, ni une infirmité. On peut même dire au contraire, que c’est plutôt un traitement en soi. Un traitement de soi.
Je suis ce que je collectionne.
Ce qui épuise réellement le collectionneur n’est pas ce qu’il possède déjà mais plutôt ce qu’il rêverait de posséder. Les listes, toujours renouvelées, d’objets recherchés ou en attente, diffusées dans le monde entier l’attestent : par moments, rares, le collectionneur ne semble ainsi n’avoir aucun doute quant au «vrai» objet de son désir.
La relation qui se joue entre une marque de Luxe et son « consommateur » est plus que jamais une relation de personne à personne.
La collection peut être pensée comme extension du Moi : l’objet devient partie prenante de l’identité, témoin d’une valeur personnelle.
Elle confère au collectionneur une cohérence narcissique : “je suis ce que je collectionne”. Parfois même, la collection peut remplacer «à moindre coût» un déficit d’estime de soi.
Dans le fond, tout l’imaginaire du Luxe aussi joue sur ces mécanismes et ces valences. D’où son inégalable pouvoir d’attraction et d’addiction. Tout le monde a compris l’importance des enjeux qui se jouent, dans le rapport au produit de Luxe. Ce fétiche si magnifié dont les religions modernes ont de plus en plus le culte.
L’importante crispation actuelle sur la question de la désirabilité d’une marque ou d’un produit en est le symptôme. Le désir comme preuve et confirmation de l’existence d’une identité. La relation qui se joue entre une marque de Luxe et son «consommateur» est plus que jamais une relation de personne à personne. Ce qui constitue, à la fois, la beauté et la cruauté du luxe «marketé».
L’objet étant toujours une représentation, une incarnation de nous-même, de ce que nous sommes, notre porte-parole… Mais aussi une tentative de réparation de soi. Et pour cela, il faut en dénicher, coûte que coûte, des pièces aux quatre coins du monde. Mais le monde n’est pas assez grand pour ça.
L’acte de posséder s’avère finalement le lien le plus intime et profond qu’un individu puisse avoir avec les objets.
Ces objets en réalité ne prennent pas vie en lui, c’est lui qui vit en eux.
Collectionner n’est pas qu’un jeu d’enfants.