Copernic nous avait déjà infligé une bonne claque en démontrant que nous n’occupions pas le centre de l’univers, mais simplement une toute petite planète errante dans l’infini cosmique. Première leçon d’humilité. C’était en 1513. Trois siècles plus tard, Darwin en remet une couche en établissant que nous descendons de nos cousins les singes, et non d’une noble lignée divine. Sigmund Freud mit la touche finale : notre psyché, disait-il (mais il avait piqué l’idée à Aristote), n’est qu’une frêle embarcation livrée aux tempêtes d’un inconscient saturé de désirs, de pulsions, avec du sexe partout, encore et toujours.
On aurait pu penser qu’après toutes ces humiliations nous avions encaissé le plus difficile (la popularisation du sextoy dans les années 1980 fut probablement un autre coup dur). Mais enfin, en 2022, vint le moment de notre ultime déconvenue : le lancement public de ChatGPT, la véritable quatrième vexation de l’humanité. Peut-être la plus douloureuse, puisque celle-ci s’attaque directement à notre intelligence, notre esprit, la toute dernière de nos dignités, celle qui est censée ne jamais quitter le navire même quand le corps ne répond plus et que tout le reste a quitté l’épave.
Jadis, on était fiers d’envoyer des lettres flamboyantes, de rédiger des discours éloquents, de taper des mails incisifs et percutants. Parfois, il arrivait aux plus valeureux d’entre nous d’écrire des textes à vocation littéraire, et même, pour les plus suicidaires, des POÈMES (non ce n’est pas un gros mot). Tout cela est bel et bien terminé. Aujourd’hui, on délègue – mieux : on « relègue » – trop volontiers ces « tâches » à une IA qui, en quatre secondes, nous délivre sur simple demande un « texte inspirant » pour LinkedIn, une lettre formelle pour solliciter la clémence des impôts, ou encore un joli CV tout neuf. Ultime affront, cette « chose » ne procrastine jamais. Pendant que nous reportons indéfiniment au lendemain les corvées les plus simples (comme ranger ce tiroir plein de papiers inutiles), elle traite de milliers de requêtes simultanées dans une productivité inhumaine, sans jamais soupirer ni se plaindre. Pendant qu’elle écrit sans relâche, nous nous débattons pour trouver une virgule à déplacer dans un mail.
Après avoir été délogés du centre de l’univers, renoncé à notre supposée supériorité biologique, puis constaté notre incapacité à maîtriser pleinement notre propre psyché, voilà que l’intelligence elle-même — ultime bastion de notre orgueil — vacille à son tour, ébranlée par un simple algorithme…
Pourtant, il resterait peut-être une ligne de défense, subtile et profonde, nichée dans le tissu mouvant de nos affects : c’est celle du « style », du « goût », de ce nec plus ultra de l’intelligence que Lautréamont décrivait si bien comme « la qualité fondamentale qui résume toutes les autres qualités, et par laquelle seule le génie atteint la santé suprême et l’équilibre de toutes les facultés ».
Cette subtilité précieuse, cette élégance singulière qui autorise toutes les alliances dans un jeu de variations inépuisables, demeure résolument HUMAINE, et nous permet de faire dialoguer tout ensemble Tokyo, Bali, Picasso, Spirou et Jane Birkin, Miles Davis et le vin de Toscane, Jean Eustache et Billie Holiday, Christopher Nolan, Julien Gracq, Lady Gaga, Wes Anderson et les macarons Ladurée, les robes d’Alaïa, les romans de Duras, les bijoux de Suzanne Belperron, le sourire de Monica Vitti, le cinéma de Miyasaki ou encore les pages folles de Philip Roth.
La machine calcule, nous inventons des tonalités. Elle trace des lignes, nous dessinons des ombres et des lumières. Notre dernier refuge réside peut-être dans cet art majeur et imprévisible, celui-là même qui nous permet d’éprouver un éclat de rire face à l’absurde ou une larme devant la beauté : ce cinquième sens de la nuance et de la liberté (puisque chacun est libre de l’appeler comme il le souhaite), imperméable aux algorithmes, puisque merveilleusement imparfait.