Depuis la rentrée il flotte sur le marché de l’art une atmosphère étrange, un mélange d’espoir et de nervosité contenue, teinté d’effervescence programmée. Comme si tout le monde y croyait encore, mais à moitié. À Paris, les galeries du Marais redoublent d’énergie, drapées dans un discours toujours plus digital et immersif, pendant qu’à Séoul, la Frieze a battu son plein, dopée par l’engouement d’une jeunesse collectionneuse qui dépense moins, mais regarde autrement. À Londres, chez Sotheby’s, on ajuste les estimations avec des pincettes : la conjoncture n’est plus ce qu’elle était, et les records de 2021 paraissent bien loin. En 2024, les ventes mondiales d’art moderne et contemporain ont reculé de près de 30 %, et même si personne ne le clame haut et fort, les sourires des maisons de vente ont des coins qui tremblent un peu.
Mais on continue d’y croire, ou du moins de faire semblant. Le récit est bien rôdé : l’art numérique est là, les NFT sont « matures », les jeunes collectionneurs sont « engagés », et les nouvelles scènes émergent, loin des places traditionnelles. Dans les faits, le tableau est plus nuancé. L’intelligence artificielle s’invite certes dans les ateliers, mais souvent sous forme de gimmick esthétique plus que de révolution du langage artistique. Refik Anadol, le chef de file du mouvement, continue d’attirer les foules avec ses installations génératives — le MoMA a même acquis Unsupervised, sa série emblématique — mais derrière cette avant-garde spectaculaire, combien de projets véritablement bouleversants ? Le phygital, ce mot-valise censé incarner le futur de l’art, se cherche encore. À Berlin, la galerie König en fait son cheval de bataille, et à Dubaï, Firetti Contemporary a monté l’expo « NFT/IRL » qui mêle toile, QR code et expérience immersive — mais les collectionneurs traditionnels, eux, observent encore avec une certaine distance.
Les NFT ne sont pas morts, mais ils ont perdu leur éclat. Beeple ne fait plus les gros titres, Pak semble avoir disparu dans les limbes d’internet, et même chez Christie’s, la section Digital Art prend des allures de cabinet de curiosités, davantage tournée vers la rareté que la spéculation. Le mot d’ordre est désormais « exclusivité augmentée » : Gucci, toujours à l’avant-poste, a lancé à l’automne une collection NFT donnant accès à des œuvres physiques et à des expériences immersives dans ses lieux privés à Milan et Tokyo. Luxe, calme, et réalité augmentée.
Mais pendant que le monde de l’art occidental tente de se réinventer avec des outils numériques, d’autres régions avancent à pas de géant. L’île de Saadiyat, au nord d’Abou Dhabi, cristallise toutes les ambitions culturelles du Golfe. Le Louvre y est déjà bien installé, et l’inauguration du Guggenheim Abu Dhabi, prévue pour fin 2025, promet de bouleverser la carte géopolitique de l’art. À Riyad, la foire Diriyah Art Futures a attiré en février une foule impressionnante, mêlant installations, performances et discussions autour de l’IA et de la décolonisation de la narration artistique. L’Arabie Saoudite veut désormais une place à la table. Et elle est prête à l’acheter.
À Séoul, la montée en puissance est plus douce, mais plus assurée. Frieze y a trouvé un second souffle : les galeries locales comme Kukje ou Tang Contemporary dialoguent avec Perrotin ou Gagosian, et la scène coréenne explose, nourrie par un réseau de collectionneurs jeunes, fortunés et sensibles aux récits identitaires. À Rio, Buenos Aires, Mexico, les artistes redécouvrent les archives postcoloniales, travaillent le textile, la terre, le corps, et les collectionneurs suivent — plus modestement qu’à Hong Kong ou Genève, mais avec une sincérité qui fait du bien.
Et pendant ce temps, dans les salles de vente, la tension monte. Les chefs-d’œuvre rassurent — du moins en apparence. En novembre, chez Sotheby’s à Hong Kong, un Rothko emblématique de 1954 a été adjugé à 32,5 millions de dollars. Une belle somme, mais en baisse de 30 % par rapport à son précédent prix. Un Basquiat de 1982, proposé chez Christie’s plus tôt dans l’année, n’a pas franchi la barre des 40 millions. Plus, ces sommets somme toute relatifs ne disent rien du marché intermédiaire, celui des galeries de taille moyenne, étranglées par les loyers, les coûts des foires, les exigences d’un système ultra-concurrentiel. Certaines ferment. D’autres fusionnent. Beaucoup survivent.
Le segment qui explose, c’est celui des œuvres entre 5 000 et 50 000 dollars. Là, on retrouve la fameuse génération Z : connectée, curieuse, avide de récits forts. Elle achète en ligne, suit les galeries sur Instagram, investit parfois via des plateformes de fractionnement comme Masterworks. Elle aime l’art urbain (Banksy, toujours), les artistes afro-descendants (Amoako Boafo en tête), les femmes oubliées du XXe siècle (Françoise Gilot, Toyen, Leonor Fini), et les œuvres où se croisent genre, écologie, mémoire. Pas de spéculation, mais de l’adhésion. Une autre manière de collectionner.
Alors, où va le marché de l’art ? Il ne s’effondre pas, mais il se fragmente. Il se cherche de nouveaux récits, de nouvelles économies, de nouvelles scènes. Il hésite entre l’hyper-technologisation et le retour à la mai et à la matière. Il clame sa durabilité tout en multipliant les foires sous clim’. Il promet l’inclusivité sans toujours remettre en cause ses codes. Il est à l’image du monde qu’il reflète : instable, globalisé, sous tension. Sa plus grande qualité ? Résister au cynisme, même quand tout l’y pousse.