« Encore un siècle de journalisme et tous les mots seront laids »
Friedrich Nietzsche
*Résilience : nom (trop) commun. Vertu (sans vertu). Pouvoir mystique. Star des gros titres, super-héros des manuels de management et de développement multi/anti/im/personnels. Synonymes : « auberge espagnole », « fourre-tout », « concept englobant », ou encore « mot-valise », à la manière des qualificatifs « pluriel », « durable », ou encore de termes génériques comme la « mobilité », la « disruption » ou la « soutenabilité ». Autant de belles promesses consensuelles – pour ne pas dire « plurielles » – qui termineront imprimées sur des tasses à café ou des serviettes IKEA. D’avance une belle leçon de « candisme » (contraction de « candeur » et de « cynisme ») et de récupération mercantile. Vernis d’une lente régression dans laquelle on multiplie les mots totems, en particulier quand on n’a rien à dire (ou à défaut de proposer des solutions intelligibles).
C’est à Boris Cyrulnik que l’on doit sa popularisation dans les pays francophones : importée depuis le champ de la psychologie, le problème c’est que la notion prend chez lui un sens très large. « La définition de la résilience fait référence à la reprise d’un nouveau développement après un fracas traumatique. Cette définition est très simple et logique. La difficulté réside dans le fait de découvrir les facteurs de résilience », explique-t-il. Cette dilatation du modèle de la résilience est sa force. Mais c’est sans doute aussi sa faiblesse : celle d’un concept tellement englobant qu’il risque d’en devenir inopérant, à force d’abus. Et c’est bien là ce qui agace : comme le signale ici la philosophe Laurence Devillairs, l’usage abusif du terme résilience appauvrirait le réel et les facettes multiples de la souffrance ou de l’échec. Parce que la résilience est une « vertu sans vertu » : pure capacité, il lui manque ce rien de transcendance — celui qui donne à la résistance une valeur morale.
Selon la philosophe, il est important de rappeler que « la résilience est originellement un terme de physique et non de psychologie : elle concerne la propriété des matériaux à résister aux chocs. De la métallurgie, elle en est venue à désigner l’aptitude à surmonter les traumatismes. Sorte de potentiel caché révélant l’individu à lui-même, de réservoir de santé et de créativité, elle donnerait un sens à la souffrance — mais la souffrance a-t-elle un sens ? Tout peut-il être converti en positif, constituer l’étape vers un mieux-être ? La résilience semble ainsi avoir remplacé les anciennes théodicées qui cherchaient à voir dans le mal un bien futur, encore inexploité, inaperçu. Une forme d’angélisme teinté avec cette idée de réussite, de développement, d’habileté dans les relations (Boris Cyrulnik, Parler d’amour au bord du gouffre), d’adaptabilité, propres à bannir la plainte, la tristesse, le chagrin, la colère, le malheur — qu’il vienne d’un deuil, d’une rupture ou d’une injustice ».
Parce que la résilience est une « vertu sans vertu » : pure capacité, il lui manque ce rien de transcendance — celui qui donne à la résistance une valeur morale.
Et puis la récupération politique n’arrange rien, bien entendu : si la politique se définit par la capacité à agir, la résilience incite au contraire à une certaine passivité. Instrumentalisée, elle risque toujours de se transformer en résignation à l’inaction. Voilà donc un terme qui, sorti de son contexte, doit arranger bien des technocrates, politiques et autres directeurs de bonne conscience — qui peuvent tous continuer de dormir tranquilles — pourvu que la résilience qui a désormais irradié par magie tous leurs concitoyens poursuive toute seule et à leur place le travail à fournir ainsi que les sacrifices à faire. Un exemple ? En France, depuis 2022, le Gouvernement a instauré une journée de sensibilisation à l’écologie intitulée « Tous résilients face aux risques ». On peut lire sur la homepage du site internet du Ministère concerné ceci : « cette journée vise à sensibiliser, à informer et à acculturer tous les citoyens aux risques naturels et technologiques qui les environnent. L’objectif est que chacun connaisse les risques de son territoire, les bons comportements à adopter en cas de catastrophe et devienne ainsi acteur de sa propre sécurité. » On vous informe, après, débrouillez-vous… Merci la résilience.
La résilience est le variant positif du « il faut s’adapter », ce sentiment diffus hérité du lexique biologique de l’évolution, de plus en plus oppressant et de mieux en mieux partagé, un retard généralisé renforcé par l’injonction permanente à s’adapter au rythme des mutations d’un monde complexe (voir le livre de Barbara Stiegler, Il faut s’adapter). « Soyez résilients » procède du même paternalisme déplacé, celui qui rappelle au prolétaire que la vie est belle quoiqu’il advienne, « car après tout, l’argent ne fait pas le bonheur ».
Récupération médiatique. On n’en peut plus de ces gros titres mielleux qui encensent avec solennité « la résilience de nos sociétés modernes », pour qui chaque nouvelle catastrophe est une occasion unique de mieux « éprouver nos résiliences », ou bien encore qui évoquent dans une effusion de lyrisme le courage de « nos jeunes », cette « génération entièrement soumise à l’école de la résilience » … Est-ce à dire que nous serions plus résistants/résiliants que des victimes de traumatismes graves, ou que nos aïeux qui eux aussi ont été « jeunes », qui ont connu des guerres mondiales, les pénuries en tout genre… etc. ?
La résilience est le variant positif du « il faut s’adapter », une injonction permanente héritée du lexique biologique de l’évolution.
Résilience : une nouvelle émanation de ce que Guy Mettan dans son Dictionnaire de la pensée incorrecte appelle la softlangue : un nouveau langage qui s’emploie à emmieller le vocabulaire et à le noyer de néologismes pour répandre les bienfaits d’une nouvelle idéologie du Bon et du Bien. Alors c’est très pratique, notamment pour désigner des termes aujourd’hui considérés trop belliqueux, à l’instar du courage, de l’instinct de survie, de la résistance, de la combativité… etc. Autant de valeurs ou de caractères qui, passés à la moulinette de la résilience, se manifestent malheureusement moins par des actes héroïques (se coller la main sur un tableau de Vermeer, ça ne compte pas) que par le besoin finalement très élémentaire d’un simple retour à la normalité. C’est l’une des leçons qu’il faut retenir du COVID, qui a ramené la résilience sur le devant de la scène : faire preuve de résilience, c’est l’attitude passive du Bien, le nouveau catéchisme de l’inaction. La résilience est au courage ce que la Nouvelle cuisine est à l’ancienne… On fait tout pareil, mais en plus léger.
Côté travail et sciences du management, la résilience est une aubaine qui fait déjà depuis belle lurette le beurre frais de coachs en tout genre, qui ont déjà percé tous les secrets de la résilience des organisations, Graal suprême du développement personnel et de la science du management, où le caractère, les valeurs, l’originalité – tout ce qui fonde intimement la personnalité – doivent s’effacer au bénéfice de la résilience, socle brumeux du learning de nouvelles skills en tout genre… Bref, une protubérance de l’égotisme, et la condition indispensable pour élaborer plus tard l’impératif du dépassement de soi. Si vous voulez des exemples concrets de bullshit managerial en tout genre (fous rires garantis), il faut lire Leadership, agilité, bonheur au travail, bullshit !, le livre de l’essayiste et chroniqueur Christophe Genoud, qui consacre un chapitre entier à la résilience organisationnelle. Selon l’auteur, « depuis une quinzaine d’années, le concept de “résilience organisationnelle” est apparu dans la littérature managériale et s’est imposé petit à petit comme une problématique autant qu’une pratique incontournable (…) Une organisation résiliente serait une organisation flexible, agile, poreuse et dont les membres jouissent d’une sécurité psychologique suffisante pour stimuler la collaboration en cas de perturbations, de chocs ou de secousses internes ou externes. Énoncé ainsi il n’y a pas grand-chose à en dire, si ce n’est que tout cela semble frappé au coin du bon sens ».
La résilience est au courage ce que la Nouvelle cuisine est à l’ancienne… On fait tout pareil, mais en plus léger.
Si nous sommes tous naturellement résilients, alors il faut enfermer les fainéants, les incompétents, les récalcitrants, les anti-conformistes… etc. Il faut que la résilience soit bien là, au tout départ, afin de justifier l’obligation du dépassement de soi, tout comme en son temps la théologie chrétienne avait inventé le libre arbitre pour justifier la culpabilité du péché originel. Dès lors, on dira d’un tel qu’il a « su faire preuve de résilience » plutôt que de le féliciter pour son courage, tout simplement. Une autre manière d’économiser le prix du compliment. « Sois résilient comme les autres, travaille et tais-toi ». Voilà le masque crasseux du cynisme moderne, solennel et paternaliste, celui-là même qui invite le technicien au chômage à sortir de sa zone de confort, « au nom de la résilience ». Alors franchement, que dire de plus ? Ah si : soyons résilients pour de bon : exigeons la réalité… celle qui finit toujours par prendre sa revanche sur le déni.




