À la croisée du droit fiscal, de la philosophie, de l’économie, – mais aussi grâce à la musique qui le passionne -, Xavier Oberson s’interroge depuis plus d’une décennie sur une question aussi complexe qu’urgente : comment adapter nos systèmes fiscaux à l’ère de l’intelligence artificielle ? Professeur à l’Université de Genève, praticien reconnu et auteur d’ouvrages visionnaires tels que Taxer les robots (2020) et Taxer l’intelligence artificielle (2025), il a été l’un des tout premiers à alerter sur les bouleversements que l’automatisation et l’IA font peser sur l’emploi humain et, par ricochet, sur le financement même de l’État social. Observateur lucide des mutations économiques et technologiques, il plaide pour inventer de nouvelles assiettes fiscales afin d’anticiper la fragilisation progressive des recettes traditionnelles, principalement fondées sur le travail. Il n’hésite pas non plus à avancer des idées audacieuses, comme celle de conférer une personnalité juridique à certaines intelligences artificielles, ouvrant la voie à une fiscalité entièrement repensée. Avec la rigueur du juriste et la curiosité du mélomane, il nous invite à prendre la mesure des défis à venir pour éviter que l’essor de l’IA ne creuse davantage les inégalités et ne mette en péril les solidarités qui fondent nos sociétés.
propos recueillis par Boris Sakowitsch
Vous êtes à la fois professeur de droit fiscal, praticien, auteur d’essais, intervenant à l’OCDE et dans des forums internationaux. Qu’est-ce qui vous a amené, dans votre parcours, à vous intéresser aussi profondément à la question de l’intelligence artificielle et à ses implications fiscales ?
Ce qui m’a amené à m’intéresser à la question de l’intelligence artificielle, c’est tout d’abord mon implication dans le monde de la musique. Je me suis notamment intéressé dans les années 70 à certains musiciens qui utilisaient énormément la technologie, comme par exemple Brian Eno, ou Klaus Schulze, et peu à peu cela m’a conduit à m’intéresser aux robots, puis à l’intelligence artificielle. En parallèle, mon activité de professeur à l’université a évidemment fait le lien avec la fiscalité, ce qui fait qu’un beau jour, il y a à peu près une dizaine d’années, je me suis demandé comment on pouvait envisager de taxer les robots tout d’abord, puis l’intelligence artificielle d’une manière plus générale ensuite.
Dans votre ouvrage Taxer les robots, publié en 2020, vous soutenez que l’automatisation et l’intelligence artificielle accroissent la productivité tout en réduisant l’emploi humain, ce qui fragilise l’assiette fiscale fondée sur le travail. En quoi la taxation des robots pourrait-elle fonctionner comme une fiscalité de substitution ? Et à quelles conditions pourrait-elle financer durablement l’État social ?
L’impact des robots, puis, d’une manière plus générale, de l’intelligence artificielle sur l’emploi humain est une question très controversée. Il y a énormément de travaux et de recherches sur ce qu’on appelle en anglais « the future of work ». D’un côté il y a des économistes qui soutiennent que l’intelligence artificielle ne va faire qu’augmenter la productivité et, comme les autres révolutions industrielles, créer de nombreuses places de travail. De l’autre, ceux qu’on appelle plutôt les pessimistes, envisagent une véritable révolution progressive du travail humain et certains vont même jusqu’à prédire la disparition du travail.
Je débats sur la question de la taxation des robots, puis de l’intelligence artificielle, depuis environ une dizaine d’années.
Je n’ai pas la prétention de dire qui a raison dans ce débat scientifique, mais il paraît évident que de nombreuses places de travail humaines sont déjà en train de disparaître et vont continuer à être remplacées par de l’intelligence artificielle. Surtout, si le scénario des pessimistes se réalise, nous courons alors vers une véritable catastrophe pour les États, notamment dans le domaine du financement de la sécurité sociale. En outre, la baisse de la consommation qui va découler de la réduction des salaires pourrait même provoquer également des chutes drastiques dans les recettes liées à la TVA, qui est le moteur principal du financement de l’État. Dans cette hypothèse, il est donc impérieux de réfléchir dès maintenant à des solutions. La taxation de l’intelligence artificielle en est une.
Vous insistez sur la nécessité d’une taxation équitable et neutre, respectueuse des principes juridiques fondamentaux. Mais taxer les entreprises qui automatisent n’est-il pas, en pratique, une pénalisation de l’investissement ? Ne risque-t-on pas de freiner l’innovation ou la compétitivité ?
Evidemment, le fait de taxer les entreprises qui utilisent de l’intelligence artificielle constituera une charge nouvelle qui pourrait avoir un effet négatif, voire freiner l’investissement ou l’innovation. Cette imposition doit toutefois se comprendre dans un contexte plus général et elle implique un réexamen global de la fiscalité de l’entreprise, quitte à supprimer en parallèle certains impôts qui sont dépassés et qui ne sont pas adaptés à l’économie numérique ou à l’intelligence artificielle. Cela dit, l’idée de taxer l’utilisation de l’intelligence artificielle, si elle est réalisée de manière raisonnable, paraît tout à fait compréhensible. Aujourd’hui par exemple, on impose déjà largement l’utilisation de la propriété intellectuelle, que ce soit sous la forme d’un brevet ou d’un droit d’auteur, et il ne viendrait à l’idée de personne que cela pénalise la productivité ou la culture.
Dans votre livre, vous évoquez la possibilité d’attribuer une personnalité juridique à certaines formes d’intelligence artificielle. Que signifierait concrètement une telle reconnaissance sur le plan fiscal, et quelles conditions faudrait-il réunir pour que cela devienne applicable ?
L’idée d’attribuer une personnalité juridique à certaines formes d’intelligence artificielle est certes assez révolutionnaire. Déjà dans des publications de 2017 j’avais proposé cette possibilité pour ce qu’on appelle les robots intelligents (« smart robots »). L’idée, c’est qu’à partir d’une certaine autonomie, des unités d’intelligence artificielle pourraient se voir, selon des critères à définir par le législateur, attribuer une forme de personnalité juridique. Cela permettrait d’assurer un contrôle de cette unité, à l’instar d’un conseil d’administration d’une société anonyme, et en même temps de lui attribuer diverses obligations, par exemple, une obligation fiscale. Certes, cette idée paraît surprenante, voire absurde, et pourtant, il y a environ un siècle, les États se sont déjà trouvés confrontés à une situation un peu comparable. En effet, un beau jour, le législateur de certains États a accepté que des structures de rassemblement de capitaux pouvaient, à certaines conditions, se voir attribuer une personnalité morale, ce qui est devenu les sociétés que nous connaissons très bien aujourd’hui. A l’heure actuelle, personne ne conteste qu’une société anonyme, par exemple, soit assujettie à un impôt sur le bénéfice. Pourtant, cette société est une pure construction juridique qui a mis beaucoup de temps à être acceptée au niveau juridique.
À partir d’une certaine autonomie, des unités d’intelligence artificielle pourraient se voir, selon des critères à définir par le législateur, attribuer une forme de personnalité juridique
Je débats sur la question de la taxation des robots, puis de l’intelligence artificielle, depuis environ une dizaine d’années. Au départ, cette proposition a suscité de l’enthousiasme, notamment à l’égard de jeunes chercheurs qui poursuivent leurs recherches aujourd’hui, mais également de vives résistances. Je me souviens notamment d’une conférence en 2017 qui a donné lieu à des réactions extrêmement vives dans la salle, ce qui était tout à fait inhabituel pour une conférence qui se voulait purement académique.
Vous avez souligné dès 2020 que cette taxation rencontrerait des résistances, tant du côté des entreprises que des États. Faut-il désormais que l’OCDE ouvre une réflexion structurée sur le sujet ? La Suisse pourrait-elle jouer un rôle moteur dans cette initiative ?
L’OCDE devrait à mon avis mener une réflexion à ce sujet. Elle se focalise pour l’instant sur ces fameux piliers un et deux pour la taxation des entreprises multinationales avec de grandes difficultés, notamment suite au retrait récent des États-Unis de ce projet. Cela milite d’autant plus pour une analyse de cette problématique puisqu’on voit que la réalisation de normes, qui seront par définition internationales, prend toujours énormément de temps au niveau des différents États.
Une taxe sur l’intelligence artificielle ne peut avoir de légitimité qu’à condition de servir une finalité redistributive. Avez-vous envisagé des mécanismes concrets – formation, revenu universel, financement de la transition – pour faire de cette fiscalité un véritable outil de justice sociale ?
Cette question pose la problématique de l’utilisation des recettes qui seraient obtenues par une taxation de l’intelligence artificielle. La première utilisation qui vient à l’esprit est bien évidemment l’idée d’assurer la formation ou la reconversion des travailleurs humains qui auraient perdu leur emploi et qui auraient été remplacés par des robots ou de l’intelligence artificielle. L’idée du revenu universel, qui est une vieille idée qui remonte, sauf erreur, déjà au philosophe Thomas Paine, est entrain de refaire surface. C’est l’idée d’assurer à chacun un revenu inconditionnel de base. C’est une solution envisageable mais elle doit à mon avis être analysée de façon complétement séparée de celle de la taxation de l’intelligence artificielle.

Vous êtes aussi passionné de musique, en particulier de jazz. À l’heure où l’IA est capable de générer des morceaux entiers en quelques secondes, que pensez-vous de son impact sur la création artistique ? Est-ce une aide à la créativité, une menace, ou un nouveau langage ?
L’impact de l’intelligence artificielle dans la création artistique ne fait que commencer et les possibilités sont vertigineuses. Ce n’est d’ailleurs pas forcément une mauvaise chose si l’on songe, par exemple, qu’une des chansons récentes des Beatles a pu être reconstituée par Paul McCartney, sur la base d’une casette ancestrale de John Lennon, grâce à l’utilisation de l’intelligence artificielle. Certains artistes commencent d’ailleurs déjà à créer des œuvres en utilisant l’intelligence artificielle.
Dans les années 70 je me suis intéressé à certains musiciens qui utilisaient énormément la technologie, comme par exemple Brian Eno, ou Klaus Schulze, et peu à peu cela m’a conduit à m’intéresser aux robots, puis à l’intelligence artificielle.
Dans cette perspective, c’est un véritable nouveau mode d’expression qui a sa place dans la création artistique. Le problème va survenir au moment où cette intelligence artificielle, pourvue d’une véritable autonomie, sera capable de générer elle-même des nouvelles formes de musique par exemple. Dès cet instant, la question du droit d’auteur va se poser. Déjà les tribunaux de certains États, notamment aux États-Unis, ont eu à se pencher sur cette question. Pour le moment, en règle générale, on a tendance à reconnaître un droit d’auteur uniquement s’il y a eu au moins une participation humaine, mais il est vrai que cette situation pourrait évoluer et nous conduire à des perspectives assez fascinantes. Peut-être de ce point de vue, la situation fiscale que j’envisage dans mon livre, qui serait la création d’une véritable personnalité juridique, pourrait finalement se rejoindre avec celle d’une entité détentrice d’une certaine forme de droit d’auteur…