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Les valeurs ne valent plus rien

  • Boris Sakowitsch
  • 12 novembre 2025
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Les valeurs sont partout. Les entreprises en font des affiches, les responsables politiques les arborent en bandoulière dans leurs discours, et chacun, sur les réseaux, affiche les siennes comme un badge d’identité. Désormais « avoir des valeurs » est une condition d’existence publique.

La nouvelle économie des valeurs est née. Alors qu’est-ce qu’on en fait, exactement, de ces valeurs?
Souvent, pas grand-chose. Elles servent surtout à donner une image : celle d’une personne ou d’une organisation consciente, toujours engagée du “bon côté”. On parle volontiers de respect, d’inclusion, de bienveillance, d’authenticité, de transparence — des jolis mots qu’il est difficile de contredire. Pourtant, quand tout le monde les revendique, ils perdent leur force et deviennent des effet de communication, des formules aussi creuses qu’un mug caritatif estampillé « patience, empathie et charité ».

Du côté des entreprises, beaucoup d’entre elles affichent la “durabilité” comme valeur centrale, mais continuent à produire sans véritable changement de modèle. La valeur devient un argument marketing : on adore parler d’écologie pendant que la logistique continue comme avant. Les individus font pareil à leur échelle. On partage des posts sur la tolérance, la résilience ou la fidélité, mais nos comportements quotidiens changent peu. Les valeurs nous rassurent, elles nous donnent bonne conscience, mais elles n’exigent aucun effort.

« avoir des valeurs » est une condition d’existence publique.

Ce culte de la valeur n’a pas épargné les nouveaux aventuriers du sens perdu : management, psychologie du travail, développement personnel…etc. Car toutes ces industries de la “réalisation de soi” adorent les marronniers pour fabriquer des produits d’appel. On y lit, à longueur de pages, un florilège de sentences gonflées comme des baudruches. Exemple : « si je ne connais pas mes valeurs, je vais manquer de repères et les chercher chez les autres. » Voilà le genre de formule, qui, à force de vouloir « donner du sens », finit par tourner à vide. On y parle de “valeurs personnelles” comme on parlerait de son “profil énergétique” ou de sa “vibration intérieure”. La valeur devient un objet d’entretien de soi, un petit totem identitaire qu’on peut exhiber et polir à souhait pour se rassurer.

Tout se passe comme si l’essentiel n’était plus de vivre selon ses convictions, mais d’avoir un discours clair sur soi-même — un exercice d’auto-branding moral, trop bien calibré pour l’époque. On peut d’ailleurs relier cette mise en scène permanente des valeurs à ce que Richard Sennett appelait « la tyrannie de l’intimité »  : dans nos sociétés obsédées par la transparence, chacun est invité à montrer ce qu’il est, à exposer ses convictions comme on montre ses émotions. Ce qui relevait autrefois du domaine privé — la morale personnelle, les croyances, les doutes — devient un contenu à partager. Dès lors, on ne se contente plus d’agir selon certaines valeurs : il faut les afficher, les commenter, les justifier.

La valeur devient un objet d’entretien de soi, un petit totem identitaire qu’on peut exhiber et polir à souhait pour se rassurer.

Cette exposition constante finit par remplacer la substance par la sincérité supposée : ce qui compte n’est plus la cohérence des actes, mais la visibilité de la posture. Être “authentique” devient un style, parfois même une stratégie. C’est là qu’on mesure le glissement : les valeurs se sont transformées en gestes de communication, alors que les principes, eux, relèvent encore de l’action. Voilà une comparaison riche de sens : une valeur se déclare ; un principe se pratique. Dire “je crois en la justice” ne coûte rien, mais décider de ne jamais tricher, même quand c’est plus simple, cela demande une discipline concrète et ancrée dans la réalité. Les principes ne se postent pas sur un profil. Ils s’éprouvent dans les situations ordinaires : rendre un service sans rien y gagner, reconnaître une erreur, ne pas céder à une facilité. Ils ne sont peut-être pas spectaculaires, mais ils tiennent tout ensemble la structure invisible de nos vies. On peut d’ailleurs revendiquer les plus nobles valeurs — la liberté, la solidarité, la compassion — tout en se comportant moralement comme une crapule. Les valeurs appartiennent au registre du discours, à un langage commun ; les principes, eux, s’éprouvent dans les actes.

Tout se passe comme si l’essentiel n’était plus de vivre selon ses convictions, mais d’avoir un discours clair sur soi-même.

“Nous n’avons pas les mêmes valeurs”. L’expression en forme de slogan publicitaire résume à elle seule la face cachée du discours sur les valeurs,  puisqu’il n’unit pas : au contraire, il sépare. Afficher ses valeurs, c’est aussi tracer des frontières symboliques entre ceux qui “partagent” et ceux qui “n’ont pas compris”. Ce langage, qui se veut bienveillant, devient vite un instrument d’exclusion. On l’observe dans la vie publique comme sur les réseaux : ceux qui ne se conforment pas à la norme morale du moment sont écartés, voire disqualifiés. Les valeurs, censées rassembler, servent alors à établir un entre-soi moral. Chacun se rassure en étant “du bon côté”, sans trop interroger la conformité et la probité de sa position. 

Les valeurs ne sont plus que des questions de politesse ou de bonnes manières. Mieux, c’est avant tout une affaire de goût. Comme l’a montré Pierre Bourdieu, nos goûts servent moins à exprimer ce que nous aimons qu’à marquer ce dont nous voulons nous distinguer. Il en va de même avec les valeurs : elles fonctionnent comme un principe de distinction morale. Dire « mes valeurs ne sont pas les tiennes », c’est d’abord affirmer une appartenance, tracer une frontière symbolique. Alors si « nos goûts sont nos dégoûts » ; nos valeurs aussi. Elles désignent ce que nous rejetons, ceux dont nous voulons nous séparer. L’affichage des valeurs n’est plus un horizon commun, mais un marqueur social et moral, un signe d’appartenance à un certain monde — toujours le même : celui qui parle “comme il faut”.

Décidément, nous n’avons pas les mêmes valeurs — et c’est tout le problème.

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